Nous ne pouvons pas continuellement basculer d’un extrême à l’autre quand il s’agit de choix stratégiques pour notre économie.
J’ai eu la chance de rejoindre le monde de l’industrie juste après avoir terminé mes études supérieures. Ingénieur de développement, j’étais en charge de concevoir des cartes mères pour des systèmes qui devraient être fabriqués au sein de notre entreprise. Un jour mon PDG de l’époque me convoque à son bureau pour m’annoncer une bonne et mauvaise nouvelle : un fax venait d’atterrir sur son bureau de la part de notre fournisseur de Chipsets – un ensemble de circuits intégrés que nous utilisions dans la composition de nos propres cartes électroniques-. Dans ce fax, il nous propose des designs gratuits de cartes mères ; la société en question fournissait des chipsets pour les fabricants de cartes dans le monde, et grâce à l’économie d’échelle, elle était en mesure d’amortir les coûts de développement de quelques designs de référence qu’elle offrait à ses clients. La bonne nouvelle, bien entendu, étant que cette proposition nous économiserait des coûts et des délais de développement appréciables. La mauvaise, étant que, ce jour-là, ma propre valeur ajoutée pour l’entreprise était réduite à l’équivalent d’une «mesure d’accompagnement» offerte par un de nos fournisseurs. Bien entendu, l’entreprise a accepté l’offre et j’ai été sollicité pour faire autres choses, que je devrais d’ailleurs identifier moi-même afin de continuer à exercer le métier d’ingénieur de conception.
Je m’appuie sur cette anecdote pour introduire l’ère du «Make-or-Buy» (Fabriquer ou Acheter) au niveau de nos entreprises industrielles vers les années ‘90. Après une autre ère marquée par plus de volontarisme, voilà que des gestionnaires plus rigoureux en matière de finances montent au créneau et imposent graduellement l’approche «Make-or-Buy» dans les processus de prise de certaines décisions stratégiques. Il faut reconnaitre que l’approche existante, ou précédente, devenait insoutenable. Avec l’ouverture du marché et les développements économiques dans le monde, nous ne pouvions pas continuer à «produire pour produire». Il fallait améliorer la compétitivité et surtout le «Time-To-Market» afin de répondre aux attentes et contraintes du marché. J’insiste à commenter le plus objectivement possible les nouvelles orientations de l’époque car il ne s’agit pas ici de porter des jugements, mais de reproduire le plus fidèlement possible les contextes et les motivations.
L’approche «Make-or-Buy» a fait son chemin. Après avoir abandonné la conception et le développement de nos propres produits, nous l’avons étendu un peu plus tard à la production, en abandonnant petit à petit les ateliers de composants et sous-ensembles. Dans la plupart des cas (il peut y avoir des exceptions bien entendu), seule l’activité d’assemblage a pu survivre à côté des autres fonctions universelles de l’entreprise (Finances, Commerciale, RH…etc.). La taille et l’apport des structures de développement et de l’engineering s’amenuisaient petit à petit, pour qu’il n’en reste qu’une case dans les organigrammes en souvenir du passé. Entre temps, et année après année, alors que nous nous éloignons, à chaque fois un peu plus, de la maîtrise de l’ingénierie et de la technologie, la taille du marché national s’est considérablement développée en accompagnement, non seulement de la croissance démographique, mais également de l’amélioration du pouvoir d’achat des consommateurs.
La croissance du marché national, d’un côté, et l’évolution des priorités, contraintes, et besoins en matière d’emploi, de réserves en devises…etc., d’un autre côté, font que l’équation «Make-or-Buy» a probablement changé de tendance, en penchant plus en faveur du «Make» aujourd’hui. Il se trouve que nous n’avons plus le savoir-faire, et nous ne pouvons pas «l’acheter», en supposant qu’il soit à vendre. Tout comme il faut du temps pour bâtir un bon citoyen, nous ne pouvons pas raisonner à court terme quand il s’agit d’industrie et de savoir-faire.
À travers ma petite histoire avec l’expérience du «Make-or-Buy», j’ai voulu mettre en exergue un certain nombre d’enseignements, que je tire personnellement des diverses expériences dans le secteur public et ailleurs:
1.Dans leur contexte, les décisions du moment sont souvent sensées et motivées par la volonté d’adresser une problématique immédiate, mais elles peuvent engendrer des conséquences contre-productives sur le long terme ; d’où la nécessité de les encadrer par une réelle vision et stratégie à plus long terme. Une telle stratégie, tout en tolérant des «déviations conjoncturelles», donne le cap pour que l’impact de ces déviations sur les objectifs stratégiques soit minime.
2.Il faut agir avec célérité et commercer à temps, au lieu d’essayer de parfaire les stratégies et les plans qui en découlent. Lorsque nous n’avons pas suffisamment de données, nous devons tout de même décider en nous fiant à notre propre jugement sur la base de ce que nous savons. Bien entendu, entamer la marche et corriger la trajectoire au fur et mesure pour rejoindre l’objectif (le cap) fixé, autrement nous risquons de tourner en rond.
3.Etant animés par la volonté d’agir vite, nous ne pouvons pas faire l’économie du débat sur les questions stratégiques. Nous pouvons gagner plus de temps en instaurant surtout une discipline dans l’exécution et un bon cadre organisationnel, y compris les systèmes de mesure. La contrainte du temps ne peut pas justifier l’absence de l’écoute et ne doit pas favoriser une approche non-inclusive.
4.Pour qu’elle réussisse, une stratégie sectorielle doit être portée par toutes les parties prenantes. Pour cela, elle ne doit pas rester au niveau des bureaux et des salles de réunions du décideur et de ses proches collaborateurs. Elle doit être appréhendée et appropriée, aussi bien verticalement jusqu’au plus bas niveau hiérarchique impliqué, que transversalement vers tous les autres secteurs qui peuvent y contribuer ou impacter son implémentation.
Nous ne pouvons pas continuellement basculer d’un extrême à l’autre quand il s’agit de choix stratégiques pour notre économie