L’information n’est pas une force bénéfique ni progressiste en soi. Elle relève d’un modèle qui se révèle faible à l’analyse. Elle s’apparente plutôt au design social et économique, et c’est pourquoi elle est ambiguë comme concept. Tantôt connaissance, tantôt communication, toujours mélangée avec ces deux dernières.
La première industrie moderne est celle de la chimie, dépendante d’un savoir organisé et hautement structuré. D’où l’empirisme comme paradigme d’organisation de cette connaissance. Bell pensait que le «self-cultivation» de l’individu allait devenir un mode de connaissance à gérer dans une nouvelle sensibilité de la structure sociale axée sur la gratification immédiate de l’expérience sensorielle. La science et l’humanisme eux-mêmes sont réduits à l’état de «cultures» coexistant avec celle de la cuisine ou des ordinateurs. Ce nouvel être de sensibilité sera aussi un être pratique.
L’éducation à la consommation (et dorénavant à la spéculation) se fait en informant adéquatement et efficacement. En 1969, Peter Drucker, père spirituel de la société de l’information, présentait la connaissance basée sur l’éducation de masse comme condition essentielle à un univers nouveau. La connaissance déjà vue comme ressource, comme habileté. La connaissance de Drucker vise à donner au citoyen un statut et une fonction qui lui fassent éviter le travail lié. Il en appelle à une «compréhension conceptuelle de l’information» en comparant information et énergie électrique. «Le réseau, disait-il, donnera à cette information isolée la puissance qui en fera une connaissance productive. Le monde sera parsemé d’‘‘information utilities’’.»
L’information-faire, le savoir-faire, voilà le grand rêve. Tout dans le faire, rien dans le dire. En témoigne ce catalogue Alex, parmi mille exemples, constitué en 1994 par un économiste de la Banque mondiale, Hunter Monroe, et publicisé en 1998 par Eric Lease Morgan. Il permet de chercher par mots clés et par auteur dans 675 textes de la littérature américaine et britannique et dans les textes majeurs de la philosophie. L’utilité d’un tel outil est la référence générale ou spécialisée. Mais il est aussi clair que la philosophie qui le sous-tend est justement celle du savoir du mot clé ou de l’auteur (connu, voire mythologisé, comme les grands philosophes peuvent l’être). Il est curieux d’ailleurs de voir à quel point les bases de données s’intéressent à la philosophie en tant que corpus.
Le service d’information se charge d’administrer la connaissance générale. «CarPoint pour l’automobile, Expedia pour le voyage, Microsoft Investor pour les finances, Hotmail pour la messagerie gratuite.»
Le National Institute of Standards and Techniques (NIST) a participé aux Etats-Unis à la conférence «Electronic Book 1998», avec le Department of Commerce et le Video Electronics Standard Institute. Le titre : «Turning a New Page in Knowledge Management». C’est plus franc que «science». Le Advanced Technical Program du NIST précise son objectif : «To stimulate US economic growth by developing enabling technologies.»
David Ronfeld, un chercheur de RAND Corporation, le think-tank où a pris naissance Internet, parlait déjà de la notion de cyberocratie en 1991, selon laquelle une organisation trouve dans le cyberespace «un facteur essentiel de la présence, du pouvoir et de la productivité de l’organisation». Ecrit avant la vague de délire sur la libération conviviale par l’intelligence collective… Un peu comme ces commerçants du début du siècle qui tenaient à être inscrits à l’annuaire, mais en plus sérieux, sur une base encore plus intégrée.
{{De la nature de l’ensemble de données nommé information}}
L’information fut d’abord une théorie de savants. Elle est née dans le milieu universitaire. On ne parlait pas du tout d’information au siècle dernier, au sens moderne du mot, celui de savoir-faire pratique, de données. L’homme informé est un homme cultivé, aux bonnes manières, orateur éclairé et distingué parmi sa génération. C’est celle des avocats, banquiers, marchands, juristes qui modèlent le système politique.
Les premiers systèmes d’information modernes, bureaucratique, ont été mis sur pied avec l’extension des premiers ordinateurs, par RAND et par Mitre Corporation aux Etats-Unis. Ces systèmes étaient développés pour les agences gouvernementales, telle la NASA. L’information qualitative se retrouve sous forme de documents de travail. Elle est formulée en équations et formalisée à l’extrême pour être gérée par ces systèmes.
La connaissance scientifique devient ainsi un paradigme dominant dans notre appréhension de la réalité. Y sont mêlées autant la mythologie de la société technologique que l’information exacte et pratique. Pourtant, information et connaissance ne se confondent pas, bien que la première serve à construire la seconde. Dans l’Antiquité, le métier de Socrate et de Protagoras n’était pas un savoir. Il se limitait à des applications spécifiques, sans principes généraux et unificateurs comme le sont ceux de la technologie. La «technème», c’était le faire, le métier, l’apprentissage (un peu l’équivalent du bon sens comme on dit aujourd’hui pour sortir du cadre imposé). Avec la mécanique, le métier à tisser transfère l’«information», qui va de l’artisan à la bande perforée. On assiste alors à une objectivation physique de l’information. Le métier à tisser rend possible la machine à vapeur, l’usine, le gestionnaire, lequel n’est ni tisserand ni commerçant mais qui organise, prévoit, planifie et contrôle. Tout travailleur de l’information est gestionnaire d’un système technicien plus ou moins complexe, plus ou moins évolué techniquement, et vice versa.
A la Renaissance, puis au Siècle des Lumières, la technique acquiert une valeur autonome et devient source de pouvoir et de richesse, avant de devenir principe d’organisation collective.
Une invention curieuse des navigateurs de la Renaissance, que certaines sources historiennes nomment un renard, montre qu’il y a même eu à l’époque une révolution informationnelle. Les marins de la Renaissance sont peut-être la première élite informationnelle : leur savoir-faire et leurs connaissances techniques étaient les plus avancées du temps. Ils ont inventé la cartographie, la mesure abstraite de l’espace et du temps. Le renard est un tableau de bois percé de trous dans lesquels on fiche des os de poisson attachés à des ficelles pour marquer des positions. C’est un aide-mémoire. Avec la boussole et le sextant, il témoigne de l’accumulation des savoirs et des richesses par les puissances maritimes de l’époque, Espagne, Portugal et Venise.
Pour une définition de base de l’information, il faut toujours en rejeter au départ une approche idéaliste platonicienne, celle des Trois Mondes de Popper, par exemple, qui stipule que l’information est une entité mentale, purement cognitive. On doit relativiser l’approche cognitive pour la situer en relation avec la relation homme-monde. On appelle cela une approche holistique.
De communication qu’elle était dans les années 1970, l’information est apparue avec la familiarisation à l’informatique. La confusion subsiste toujours. La communication ne parlait que d’elle-même, tout comme l’information de nos jours pérore autour de son propre domaine. Les nombreuses chroniques Internet québécoises en témoignent chaque jour (Mémento, Chroniques de Cybérie, etc.). L’auteur de cette dernière Chronique, au demeurant fort agréable à lire et critique, a déjà avoué qu’il «bouffait de l’information comme d’autres respirent». Ce pourrait être la marque de la nouvelle élite informationnelle On peut surconsommer de l’information comme d’autres surconsomment des images à la télévision. Toute cette surconsommation conduit à tuer notre sensibilité et nos émotions. Elle nous rend insensibles à la vraie beauté et à la violence réelle aussi (comme en témoigne la violence au cinéma, y compris celle gratuite des divertissements familiaux).
L’information n’a pas de substance en elle-même. Elle est un paradigme, une résultante de la dimension pragmatique de l’existence humaine. Dans le cas de la science de l’information, le seul savoir scientifique a servi de modèle. Au lieu de se demander «qu’est-ce que l’information», on doit donc se demander «pourquoi la science de l’information».
{{De la valeur de l’information}}
Dans une étude de l’information comme support à la décision et à la résolution de problèmes, Aatto J. Repo se base sur la distinction fondamentale à faire entre valeur d’échange et valeur d’usage de l’information. La première est celle de l’information comme instrument. La distinction de Repo s’inspire de celle de Machlup, qui distinguait entre connaissance comme stock et l’information comme flux ou flot. Mais sa conception d’économiste ne le satisfait pas, et il cherche une distinction cognitive. De la même façon, la théorie classique de l’information n’offre pas d’explication solide de la valeur de l’information. L’économie mesure quantitativement l’information en tant que bien d’échange, en tant que produit. Alors, la valeur de l’information devient celle du produit et du système d’information. Feinman (1981) nomme ce produit un «package» de communication-information-connaissance, et compare l’information à l’argent dans son processus de circulation et d’échange. Taylor (1982) semble être le premier à la définir comme valeur ajoutée. Mais la valeur d’échange est toujours privilégiée par les théoriciens parce que la productivité, l’efficacité et la rentabilité des activités d’information exigent la mesure de cette valeur d’échange. L’approche cognitive permet de mettre en évidence la structure cognitive et son rôle, par rapport à l’incertitude subjective, entre autres.
A quoi peuvent bien servir les technologies de l’information si on leur enlève toute valeur d’échange ? Beau rappel de la valeur réelle et du sens réel de l’information au milieu de sa gadgétisation. Il nous faut opposer l’intégration de la connaissance et son sens véritable à la fragmentation de l’information dans un marché du sur-mesure et du segmenté.
C’est aussi en ce sens que la spécificité du livre nous saute aux yeux : le livre est le contraire du gadget, de la sophistication technique, de la fausse complexité, son coût est (et doit rester) bas, son intégration «ergonomique» optimale. Il ne consomme aucune énergie à l’utilisation et offre une connaissance incorporée et extensive par le texte sans limitation qu’il offre, le texte qui se prolonge, qui n’offre que sa valeur intrinsèque, sans fioritures.
Pourquoi ne parle-t-on pas d’information humaine, comme on parle de savoir humain ? C’est que l’information n’a pas de possesseur, elle est partagée, distribuée, mais l’information est une forme. L’information définie par sa valeur d’échange est une forme de connaissance qui privilégie une «intelligence» (au sens américain) des choses.
L’électronification de la connaissance ne mène pas nécessairement à cette fin, mais sa configuration dans le système d’échange de l’information-marchandise y conduit.
Le livre est aussi une «technologie» (sic !) dernier cri… Bien entendu, il peut se prêter lui aussi à l’informationnel pur. En fait, le livre correspond à un mode de lecture propre à une connaissance de type «méditatif», par opposition à une information médiatisée. L’information et son contenu sont une série de vecteurs qui traversent l’espace, chacun avec sa durée, sa direction et sa limite.
C’est ici un autre discours qui veut embellir le concept plutôt que d’en décrire la réalité vécue. Une vision de ce que devient une «connaissance vectorielle» (que les penseurs de la société de l’information considèrent comme extrémiste parce qu’on trouve toujours chez lui la vérité de la logique technocratique de l’information). Toujours chez lui, la vérité est la logique technocratique de l’information. Est-ce à dire que tous les CD-Rom au fond prennent le parc thématique comme base de départ (ou le cinéma, ou le jeu) ? L’«infotainment» présente l’information spectacle et est à la base de toute présentation multimédias.
La dimension ludique de l’apprentissage et de la connaissance a ses dangers, dont ceux de voir des formes de rationalité s’effriter au profit du behaviorisme dans notre exploration intellectuelle du monde. Ce mode de pensées se retrouve dans l’approche mathématique, fondée sur les statistiques par exemple, et le marketing, qui sont bien plus qu’une simple approche; ils représentent un paradigme de la connaissance. Le savoir n’est plus réellement recherché.
{{De l’information richesse}}
La valeur d’usage de l’information est liée à ses applications. Elle n’est pas facilement séparable de sa valeur d’échange. En fait, sans la technologie de l’information, pas d’information, et pas de sciences de l’information. On l’a oublié, et c’est un peu ce pour quoi on n’a pas de définition valable de ce qu’est l’information. S’il y a vraiment une richesse liée à l’information, ce n’est certes pas celle de la culture d’entreprise qu’elle tend de plus en plus à représenter. Ce serait une richesse qui donne son vrai sens à la quête du savoir. Cette notion de trans-disciplinarité que défendait Gusdorf, qui s’oppose à celle d’inter-disciplinarité, qui provoque une mutation de notre intelligence des choses. C’est tout autre chose que du e-mail ou des promenades au fil de liens hypertexte…
Gusdorf disait : «Toutes les sciences sont des sciences humaines.» Surtout la cybernétique et celle de l’information. Pour défendre la mythologie de l’information, on oppose les pauvres en information aux riches en information. Ce qui permet d’éviter de se questionner sur le pourquoi et la nature de l’information. «Aidons ceux qui ne sont pas encore enterrés et aseptisés. Dépêchons-nous d’alphabétiser le tiers-monde aux technologies occidentales et à leur idéologie spécifique et au système économique globalitaire qui les façonne. On vous fait croire que vous pouvez être un pauvre parmi les inforiches. Or, les cartes se superposent. La question, c’est de savoir si on veut sortir de cette société à deux vitesses.» On peut régler demain matin le problème du chômage, et après-demain celui des inégalités du tiers-monde. Ce n’est pas un problème, on a tous les moyens de le faire. Cela se joue à un autre niveau : on estime que lorsque deux Rwandais s’assassinent, ce ne sont pas vraiment des humains qui meurent; si le chômage nous était totalement intolérable, on renoncerait tous à une partie de notre emploi.
La vraie menace est d’ordre culturel : celle de la culture de niche, où, avec des services comme les «netcasters», on n’a plus besoin d’aller vers l’information, on ne se nourrit que de l’information qu’on veut.
Les bons travailleurs sont «information literate». Dans l’imaginaire américain, et dans son système juridique, où la corporation jouit du statut de personne à part entière, cela équivaut à responsabiliser le citoyen en l’y intégrant.
La révolution informationnelle n’est pas la révolution informatique, bien que la dernière conduise à une forme de la première. La révolution informationnelle n’est pas non plus la révolution virtuelle : cette dernière touche a bien autre chose que l’information. Elle touche à la vie. Du latin «vir», homme, et «virtu», force, vertu, courage. L’aboutissement du virtuel est le nanotechnologique et le clonage, qu’on commence à peine à entrevoir en cette fin de siècle.
Le discours du bibliothécaire se résume à ceci quant à sa mission d’éducation moderne : les classes défavorisées en information ne savent pas reconnaître leurs besoins (en information bien sûr). Le bibliothécaire avisé saura les satisfaire. Michèle Senay, dans un article de périodique étudiant, pose que «l’information est devenue source de pouvoir» mais pas de pouvoir politique, uniquement de pouvoir personnel. Elle crée des «classes informationnelles» fortement liées à la connaissance de l’instrument informatique. Sans analyser le vrai pouvoir de l’information, qui est celui d’une classe technocratique précise, que Kroker nomme la «virtual class», l’auteur assigne une nouvelle fonction au documentaliste, celle de donner de l’information secondaire afin que les défavorisés connaissent mieux leur univers. Le problème est certes réel mais il ne représente qu’une partie de la problématique liée au pouvoir de l’information. Le vrai but du discours des «info-rich versus info-poor» se résume dans le message suivant : préoccupons-nous d’une part importante de notre clientèle potentielle qu’on ne peut laisser de côté. Malgré le fond humaniste de ses préoccupations, l’auteur se situe dans un contexte professionnaliste. Il faut seulement en être conscient, pour ne pas substituer une réflexion professionnelle axée sur des problématiques pratiques et circonscrites à leur domaine précis, à la pensée théorique plus englobante sur des problématiques plus générales. Plus trans-disciplinaires aussi.
La préoccupation des «besoins» d’information des «défavorisés» tient souvent la place d’une véritable articulation d’ensemble des conceptions bibliothéconomiques. Il s’agit davantage, dans ce cas-ci, d’organiser des services pour les gens moins habiles et moins familiers avec la bibliothèque. Il ne faudrait pas faire passer une préoccupation de fourniture de services pour un discours théorique sur l’information dont on ne veut même pas parce qu’il dérange. Le vrai pouvoir de l’information, c’est d’abord de s’informer soi-même en tant que dispensateur de cette information et de sortir des conceptions dominantes, pour rendre accessibles des conceptions alternatives.
Avec les TIC, l’individu ne sera pas plus intelligent, n’aura pas plus de savoirs ni de mémoire qu’auparavant. Ce sont seulement les rapports spatiotemporels dans la constitution des mémoires et des savoirs qui sont modifiés. On ne passe pas à un stade ultérieur de l’écrit. On est toujours dans l’écrit, mais son support privilégié est passé du papier à l’électricité.
A Parthenay, le projet «Ville numérisée» se veut un laboratoire «d’expérimentation en grandeur réelle des TIC». On a adopté une «démarche de social pull», c’est-à-dire d’associer les citoyens au projet, à partir de leurs «besoins» en tant que cocréateurs de services, et non simplement comme des «consommateurs cobayes». Un consortium s’est créé autour du projet, constitué de grands industriels européens et d’équipes de chercheurs en sciences sociales.
{{Le capitalisme intelligent, autre visage de la société du savoir}}
Si les bibliothécaires veulent éduquer les masses, qu’ils continuent et affermissent leur rôle, celui de porteurs et d’organisateurs de la connaissance, et non de l’information, qu’ils apprennent aux gens comment bien penser, surtout les technologies. Comment bien écrire aussi, c’est encore primordial. Et surtout, qu’ils aient ce minimum de culture qui fait qu’on ne s’exclame pas devant la moindre innovation technologique. Qui fait qu’on puisse parler de livres sans en faire un discours décoratif. Qu’ils lisent eux-mêmes, afin d’être curieux et ouverts. L’anti-intellectualisme primaire semble trop être de mise en ce moment.
Le savoir se construit dans un contexte, jamais dans un non-dit culturel. Refuser, réfuter activement le point de vue impérialiste de l’informatisation générale de la société. Assigner à l’informatique les limites que lui posent en vérité sa définition scientifique et son utilité.
La nouvelle richesse de l’information, c’est celle que procure la veille technologique, la sentinelle aux aguets de l’information économique, le nouveau filon. Le documentaliste au service du pouvoir privé des corporations et de leur rentabilité. Heureusement, cela même commence à être questionné parmi les documentalistes.
Nous avons toujours pensé que «chat» ne signifiait que bavardage en français, mais avons appris en consultant Babel que c’est aussi l’acronyme de «Conversational Hypertext Access Technology».
L’information peut tout nous dire. Elle possède toutes les réponses. Mais ce sont des réponses à des questions que nous n’avons pas posées et qui, de toute évidence, ne se posent même pas.
Pour conclure élégamment cette section, une élégance mondiale : les savoirs technologiques, que nous appelons connaissances techniques, ou simplement savoir-faire, tels que la nutrition, les méthodes contraceptives, le génie logiciel ou les techniques comptables, en règle générale, sont moins répandus dans le monde en développement et existent moins chez les pauvres. L’information socioéconomique, comme la qualité d’un produit, l’efficacité d’un employé ou la solvabilité d’une entreprise, règle le bon fonctionnement des marchés. Nous qualifierons de problèmes d’information les difficultés résultant d’une connaissance imparfaite de ces paramètres. Les moyens d’y remédier -par l’application des normes de qualité, par la validation des acquis professionnels ou l’évaluation de la capacité d’endettement, par exemple- sont plus rares et manquent d’efficacité dans les pays en développement. Les problèmes d’information et de dysfonctionnement du marché qui en résultent pénalisent surtout les pauvres.
Le nivellement des cultures humaines et de leur diversité est donc naturel, puisque conforme aux nécessités des marchés. Evidemment, ce sont les «pauvres» qui souffriront de l’opération : faisons en sorte qu’ils aient un «accès égal» à l’information pour qu’ils sachent au moins ce qu’il leur arrive…
L’immense majorité de nos frères humains ignorent jusqu’à l’existence des NTIC (à peine 3% de la population du globe a accès à un ordinateur). A l’heure qu’il est, ils ne disposent toujours pas des acquis élémentaires de la vieille révolution industrielle : eau potable, électricité, école, hôpital, routes, chemin de fer, réfrigérateur, automobile, etc. Si rien n’est fait, l’actuelle révolution de l’information se passera également sans eux.
{{De la connaissance}}
Pour la définition de la connaissance à l’ère informationnelle, c’est Alvin Toffler qu’il faut aller voir. Dans son Powershift (1990), il écrit : «‘‘Données’’ désigne des ‘‘faits’’ plus ou moins en relation; information se rapporte à des données qui ont été casées dans des catégories et des schèmes de classification ou dans d’autres types; enfin savoir désigne l’information qui a été affinée davantage pour former des propositions plus générales.»
Toffler met l’accent sur les conditions pragmatiques du savoir. Pour le lire en profondeur, il faut prendre en compte la socioéconomique de l’information et pas seulement les facteurs techniques. Comme la mémoire, par exemple, repose aussi sur une activité, l’informatisation de la mémoire amenuise et cette activité et la mémoire elle-même. On revient un peu à ce que Platon disait de l’écriture dans Phèdre. Mais, comme le disait Jay David Bolter, l’écriture a imposé de nouveaux standards pour la mémoire. Il n’est bien sûr pas question de tomber ici dans le panneau des comparaisons trans-historiques entre phénomène technique contemporain et développement de l’homme pastoral; si comparaison il y a, elle serait d’ordre symbolique, encore une fois. La transformation de la société au temps de Platon marque le passage de la mythologie à la raison. L’oral disparaît du discours, la démocratie a besoin de discours et de lois écrites. Qu’en serait-il aujourd’hui, avec le passage au virtuel et à la dématérialisation, et avec une crise de la raison classique ? Et même, avec la reconnaissance vocale, on va bientôt revenir à l’oral, à une écriture orale. Pour Toffler, en tout cas, et pour la conception de la classe informationnelle, le savoir a une niche économiste et phénoménologique très précise. La connaissance est ce qui sert à quelque chose. Elle permet la transformation des matières. Elle est un savoir-faire.
La théorie quasi allégorique de la Deuxième et Troisième vague laisse croire que la vieille société industrielle est morte, et qu’un monde nouveau et radieux est né avec la virtualisation. La Deuxième vague était une «smokestack society», qui polluait et détruisait l’environnement. L’affrontement entre libéraux et libertaires américains, entre les tenants d’un capitalisme à l’ancienne et les partisans de sa réforme (qui sont ceux de la classe informationnelle, de la jeune génération) se traduit dans ce livre par une opposition entre les technocrates du savoir de la Citybank, dynamiques, fonceurs, impétueux, et les aristocrates de la Chase Manhattan, nostalgiques, attachés au passé et aux prestiges anciens. La classe informationnelle technologique est une nouvelle race d’une société démassifiée.
Dans cette analyse, la place du savoir en tant que pouvoir nouveau en économie est primordiale. La vision de la société technologique est très juste… lorsque les auteurs parlent du marxisme et du socialisme d’Etat. Or, Lénine et Staline étaient fascinés par la production industrielle, et le dernier a reçu l’aide de planificateurs américains du travail dans les années 1930 pour appliquer les méthodes de Taylor.
Le plus intéressant et le point capital en ce qui nous touche : le savoir est une propriété, au sens d’une possession privée. Les marxistes se sont trompés : ce n’est pas le hardware qui est important, c’est le software. Ils ont négligé la consommation, les services, la force du savoir.
La culture est le dernier avatar du capital par lequel celui-ci s’est emparé de l’intégralité du temps des pauvres et de leur vie. C’est pourquoi le capital a tant besoin de managers et de formateurs. La formation professionnelle des subjectivités est le nom générique de cette entreprise totalitaire de mise au travail des pauvres dans le cadre d’une insécurité de chaque instant, et d’une précarisation toujours accrue. C’est un devenir-contrôle de l’économie, un devenir-exploitation de la pratique culturelle et du savoir, un devenir-management du sens. C’est le mécanisme du salariat étendu jusqu’au centre ontologique de l’espèce. Dans cette économie, le langage est la matière première principale, et la culture la part immatérielle du travail contenu dans les produits exposés et promus sur les écrans. Leur «âme», comme ils disent. La part de la subjectivité exploitée dans leurs entreprises et valorisée sur leur marché. La part de la coopération sociale assujettie dans leurs réseaux de capture et d’exploitation.
Cette conception d’un capital-savoir, d’abord élaborée chez les savants, a été prise par les politiques, par la nouvelle classe politique réformatrice, par les socialistes en France, les démocrates aux Etats-Unis ou les péquistes comme les libéraux au Canada. Autre aspect de la nouvelle économie : le droit du citoyen est de sa responsabilité. C’est le droit de s’informer.
{{De la connaissance-savoir
et sa raison}}
Certes, ces nouvelles technologies sont elles-mêmes le fruit de la raison, de la réflexion. Mais s’agit-il d’une raison éveillée ? Au vrai sens du mot éveillé, c’est-à-dire attentive, vigilante, critique, obstinément critique ou d’une raison somnolente, endormie, qui, au moment d’inventer, de créer, d’imaginer, déraille et crée, imagine effectivement monstres ? Bientôt, on aura la nostalgie de l’ancienne bibliothèque : sortir de chez soi, faire le trajet, entrer, saluer, demander un livre, le saisir sans ses mains. Avec hantise, on voit se concrétiser le scénario cauchemardesque annoncé par la science-fiction : chacun enfermé dans son appartement, isolé de tous et de tout, dans la solitude la plus affreuse, mais branché sur Internet et en communication avec toute la planète. La fin du monde matériel, de l’expérience, du contact concret, charnel… La dissolution des corps.
Impressionnés, intimidés par le discours moderniste et techniciste, la plupart des citoyens capitulent. Ils acceptent de s’adapter au nouveau monde qu’on nous annonce comme inévitable. Comme si l’exploitation avait disparu et que la manipulation des esprits avait été bannie. Comme si le monde était gouverné par des niais, et comme si la communication était, soudain, devenue une affaire d’anges.
A partir d’une certaine vitesse de conformisme et de renoncement, les dommages politico-neurologiques sont irrémédiables. L’étudiant peut alors aller jusqu’à accepter de balayer le bureau de son employeur avec son diplôme de docteur en hypermédia ou sa licence en sociologie.
{{De la sécurité informationnelle}}
La prévision météorologique, toujours et de plus en plus, est le symbole parfait de la société informationnelle : on se fie à une prédiction informationnelle et informatique comme référence à la réalité, comme réalité même. «Il est possible qu’il y ait une réédition du verglas de 1998, mais très improbable.» Reformulation de l’incertitude commune, populaire, sous forme scientifique. Avec le dérèglement climatique mondial, la météo accède à un statut de sécurisation publique. 50% de chance de pluie ou de pluie verglaçante, ou encore de neige. Amas de données en flux dans un modèle mathématique en temps réel.
L’information est la réduction à du mesurable, du quantifiable, selon la théorie maîtresse de Shannon et Weaver. Elle évolue dans un univers technique, parle son langage et crée du technique. Mais la technique crée aussi dans son sillage, comme sa traînée, de l’insécurité. Toujours cette vieille peur de la complexité. Peur technique et peur économique. Le capital est partout, la peur l’accompagne comme son ombre. La peur est le cœur de la subjectivité salariée, à l’ère du capitalisme mondial intégré.
«Le changement vous fait-il peur ?», demandait-on à Joël de Rosnay. «Bien sûr que non, répond-il. Il aurait fallu avoir peur du téléphone, de l’automobile, du réfrigérateur, etc. Ce n’est pas maintenant qu’on va se mettre à avoir peur.»
Pourtant, l’information se gonfle, elle prend des démesures monstrueuses. Elle s’enfle comme un cancer. Elle se propage dans les réseaux comme une contagion. Bientôt elle se retournera contre l’homme avec la cyberguerre.
L’information vient à la rescousse du consommateur de services. Les transports aériens deviennent de plus en plus «insécures» avec la déréglementation et l’organisation du contrôle aérien : un réseau global de régie par satellite réglera le problème. Trop d’accidents automobiles : une auto intelligente aidera le conducteur la nuit (les études de GM prouvent que la majorité des accidents arrivent la nuit «en trop grande proportion»). On pourra ainsi faire du 160 km/h en toute sécurité. Navigation, cellulaire et cinéma, tous par satellite, seront ainsi intégrés à la «cabine vitrée motorisée» (Illich).
{{De l’information comme déterminisme}}
Une nouvelle industrie est née, la biotechnologie. Ce qu’on sait moins, c’est que c’est aussi une industrie de l’information, l’information génétique, l’information du vivant. Ou le vivant réduit à l’information.
On nous parle de maladie génétique, nous disent deux chercheurs en la matière, déterminée par l’information de l’ADN qu’on peut manipuler à souhait, selon le but «désiré», qui est bien sûr de guérir la «maladie génétique». La tautologie est plus sérieuse qu’il peut paraître : toute maladie est «génétique» mais il s’agit désormais de cacher les facteurs extérieurs qui la déterminent et la causent. L’alcoolisme, l’obésité, le manque d’exercice ont des racines sociales et économiques. L’information génétique devient alors un instrument idéologique au service de l’industrie pharmaceutique et médicale. Le moyen de ce détournement est la notion même de connaissance développée par Drucker, Toffler et consorts : la réalité est réduite à de la technicité, à des codes objectifs, formulables, informatifs. Dans ce cas-ci, génétiques; dans d’autres, informationnels, économiques, probabilistes ou statistiques. Ou bien carrément corporatifs, comme dans le discours bibliothéconomique dominant. La connaissance technique nous sauve.
En fait, tous les savoirs se tiennent, et encore plus ceux de la société fortement technicisée. «Le complexe génético-industriel s’efforce de transformer des questions politiques en des questions techno-scientifiques, de façon à les déplacer vers des instances qu’il peut contrôler.»
En s’isolant de la société, au nom de l’objectivité et de leur technique, victimes de leur conception étriquée de la causalité et de leur a-historicité, les biologistes constituent une proie naïve pour les investisseurs.
Le spécialiste qui ne veut être que spécialiste est «partenaire» des intérêts financiers et industriels. Il court un risque qu’il perpétue lui-même par son inconscience. C’est sûrement le drame à venir d’une connaissance enfermée sur elle-même, comme un monde clos (peut-on même encore parler de drame dans un tel univers totalement aseptisé et indifférent ? Parlons plutôt de phase de modernisation et de réajustement structurel, d’une période de transition).
Ensuite, on cherche à rendre le citoyen «sécure» face aux brevets que veulent imposer les transnationales sur les codes génétiques. «Voulons-nous laisser confisquer la part biologique de notre humanité par quelques multinationales, en leur conférant un privilège -légal, biologique, contractuel- sur le vivant ?»
{{De la nano-information}}
La définition que donnait Skinner de l’information nous introduit peut-être au prochain millénaire et à l’intégration complète. Skinner voyait la théorie de l’information en relation avec le comportement. L’information serait une copie du réel, copie intériorisée du réel. Le monde extérieur est traduit, encodé. Ce qui nous conduit directement à la nanotechnologie et à la question des réseaux neuronaux.
Le «savoir dans la peau» ou le prototype de l’homme informationnel qui maîtrise son environnement technico-informationnel, dont le premier type actuel serait peut-être le contrôleur aérien.
Ce professeur de Reading, en Angleterre, qui s’est fait greffer une puce électronique au bras pendant 10 jours, pourrait bien faire figure de précurseur du citoyen de l’an 2000. Comme l’eugénisme ou le clonage, il reste à supprimer la répulsion qu’elles inspirent, travail déjà entrepris. Ce qui conduit au fantasme de Kenneth Starr : ne rien pouvoir dissimuler, tout savoir. Tout appartient à tout le monde, les zones les plus secrètes de l’individu, les sentiments les plus profonds, les pulsions les plus intimes.
{{Du point aveugle
de l’information}}
Le virtuel est une nouvelle philosophie, une nouvelle relation au monde. Surtout au réel, ce qui est plus important, car le virtuel relève de la métaphysique. Nous sommes en pleine pataphysique, en plein absurde. Les choses ont dépassé leurs limites. Nous sommes dans un état de paroxysme et de parodie tout à la fois. C’est le stade ironique de la technologie et de l’histoire que nous sommes en train de traverser.
Le «crime parfait», c’est l’extermination par la technologie et la virtualité de toute réalité, et même du jeu ironique de la technologie. Si la représentation est toujours décalée par rapport au réel et que tout d’un coup les deux ne font plus qu’un, alors on redevient des bêtes.
On s’amuse à crédit, on paiera au siècle suivant. L’évolution du cinéma, par exemple, a suivi le même chemin, de divertissement de foire au Septième Art, à l’entreprise industrielle. A tel point que les vrais films sont aujourd’hui ceux faits comme un jouet, avec peu de moyens, avec l’humilité de l’artisan, sans exhibition technique. Idem pour l’auto, pour l’avion, pour Internet.
Nous sommes en effet la première société où l’épidémie est considérée comme un bienfait. Où le sens devient non-sens, et vice versa : le hamburger McDo en Russie comme signe catalyseur du changement, au Mexique, comme modernisation du tiers-monde. La stratégie caméléon de McDo adapte l’entreprise à la couleur culturelle locale, elle colonise l’espace et le temps à la façon de l’entreprise virtuelle. Elle forme un «citoyen familial» et global, un autre type de citoyen in-formé.
Mais vous ne comprenez rien à rien, retentit une voix venue du lointain : «Comme la plupart des journaux, nous avons cédé à la tentation du ‘‘shovel-ware’’ en pelletant notre contenu ; nous devons trouver des moyens plus radicaux de rendre nos contenus à la fois plus vivants, plus pertinents, plus immédiats et plus attrayants pour un public en mal de sensations fortes.»
Après avoir présenté une savante spéculation sur la modulation de l’acquisition du savoir, un chercheur en information concluait, il y a longtemps, que le contrôle de la modulation de l’information est un cadeau prométhéen, qui peut s’avérer plus dangereux que le feu. Un tel contrôle provoque certes des avancées cognitives remarquables, mais il a déjà effacé l’affectif comme force primordiale chez l’humain, et une telle asymétrie peut être fatale.
La simulation, le virtuel, sont l’extase de l’information. Plus réel que le réel, plus présent que le présent. On a déjà commencé à raisonner ainsi chez nos nouveaux apôtres de la bonne nouvelle. Qui sont nos nouveaux prêtres. Comme ce Michael Hart, avec son projet d’encyclopédie Gutenberg, sorte de fantasme borgésien en dimension réelle, «qui carbure au sucre… même avec sa pizza». Evidemment, puisque le sucre est la troisième drogue douce, après l’électronique et l’automobile (placez les deux dans l’ordre préféré).
L’avance technologique ne peut donc en aucun cas être considérée comme la balle d’argent qui fait gagner à tous les coups. Elle ne constitue qu’un facteur d’appréciation parmi d’autres. L’important est moins de suivre une mode (coûteuse vu les investissements) que d’anticiper le moins mal possible les besoins actuels et à venir. Des technologies actuellement émergentes mais qu’on ne connaît pas bien.