« Frédéric Lemaître me contait hier qu’il entrait un jour dans un bouge, auberge de rouliers pour y passer la nuit. Il a demandé en entrant : y a-t-il des puces ici ? L’hôte a répondu gravement : non, monsieur, les poux les mangent. » Ici, par Victor Hugo, une définition fortuite de l’auberge espagnole, certes peu académique, mais assez exotique. Qui montre bien qu’on y trouve de tout, pas seulement ce qu’on a apporté soi-même, et surtout qu’on y rencontre n’importe qui. En somme, une coquette définition de Wikipedia, mot-valise signifiant l’instruction rapide. Pour tout le monde et par tout le monde, devrait-on ajouter. L’encyclopédie multilingue universelle et librement diffusable est devenue, depuis sa création par Jimmy Wales et Larry Sanger, une véritable caverne d’Ali Baba.
Un gigantesque hypermarché de la connaissance où des milliers de wikinautes y font gratuitement leurs courses. En y étant, à la fois, lecteurs, rédacteurs et correcteurs. On trouve tout, comme à la Samaritaine, le grand magasin parisien. Six mois après son lancement en janvier 2001, Wikipedia.fr comptait seulement 55 articles. Aujourd’hui, le site frôle le million et demi. 190 administrateurs pour réguler l’encyclopédie. C’est-à-dire, une intelligence collective de réseau et une formidable économie de la contribution individuelle et collective. Mieux même, une gigantesque démocratie intellectuelle, un projet en augmentation exponentielle et en amélioration continue.
Bref, un rêve cognitif à portée de click ! Une aubaine perpétuelle pour des millions de consommateurs de Wikipedia et des wikis satellites comme le dictionnaire et thésaurus Wikitionnary, le dico-citations Wikiquote ou encore le Wikisources et le Wikimedia Commons. Rêve de glaneurs et de chercheurs ou encore de plagiaires invétérés et de copieurs-colleurs impénitents pouvant virer au cauchemar. Dans cette Corne d’abondance, il y a les avantages et les inconvénients de la démocratie participative. Les bienfaits et les méfaits de l’entreprise collectiviste. Ombres et lumières du concept du copyleft, du travail collaboratif sur Internet et du laisser-faire comme mode d’organisation. Non, parfois, sans un certain laisser-aller. Avant tout, Wikipedia, à l’opposé d’encyclopédies scientifiques telle la Britannica ou l’Universalis, est une juxtaposition d’articles sans arbre de connaissances ni ordre raisonné, selon l’exigence de l’encyclopédiste Denis Diderot. Ce qui amène sont lot de défauts rédhibitoires, dont les moindres ne sont pas l’exhaustivité, la pertinence et la qualité. Parfois, la Caverne d’Ali Baba se fait capharnaüm : imprécisions, incohérences, voire inexactitudes. Tares aggravées par le manque de fiabilité, la difficile vérifiabilité des informations et la partialité des contributeurs. L’anonymat des intervenants n’arrange pas toujours les choses. De même, le problème de la neutralité des opinions. Car, la neutralité des points de vue, quand elle est réelle, n’implique pas cependant une représentation égalitaire de toutes les idées.
Des fois, Wikipedia, c’est Kafka en ligne ! L’encyclopédie, cinquième site le plus visité au monde, qui a rendu obsolètes la Britannica de maman et le Quid de Papa, verse parfois dans le surréalisme… Par exemple, cas qui n’est pas rare, quand il annonce dans ses wikibios la mort d’une personnalité. Ou quand il empêche les concernés de rectifier eux-mêmes l’erreur, sous prétexte que Wikipedia a besoin de « sources secondaires » pour vérifier le bien-fondé du correctif. Décliné en plus de 280 langues, l’encyclopédie souffre aussi de l’interventionnisme, parfois effréné, des enjoliveurs de vies, la leur ou celles des autres. Quand il n’est pas question de corrections orientées, pour des raisons politiques ou pour des considérations d’image ou d’intérêts d’entreprises. Comme dans la vraie vie, sur la Toile, Wikipedia est aussi le théâtre de « guerres d’éditions ». Dans le même mouvement, de vandalisme et de spams à répétition sur certaines pages de célébrités. En cas d’editing forcené, les administrateurs introduisent un bandeau qui informe, avec une déconcertante pudeur, que la page sursaturée est l’objet d’un « important désaccords entre participants et ne peut temporairement être modifiée ». Se superpose alors un autre vice majeur de Wikipedia, la recherche du consensus le plus large possible. Pour les situations extrêmes, les wikinautes sont informés par un petit cadenas en haut à droite de l’écran, qui verrouille les pages, et qui leur confère un statut de semi-protection. La wiki-coopérative est donc soucieuse de l’ « e-réputation » de ses consulteurs qui peuvent être acteurs et victimes de son excès de démocratie, marqueur fort de son identité. Mais, diriez-vous, ces maladies infantiles sont des problèmes de riches. Les wikinautes algériens, eux, n’en sont pas vraiment affectés. Pour eux, abondance de biens ne nuit jamais. Beaucoup de nos Web-addicts sont des wikinautes compulsifs. Particulièrement certains folliculaires de tabloïds en mal de remplissage de pages.
Pour ces stakhanovistes du clavier, forçats de la souris optique, bénis soient alors Jimmy Wales et Larry Sanger. Sans lesquels nombre de journaux algériens seraient plus encore d’insipides follicules. Ou bien, des folios fades et creux.