Le téléphone mobile, phénomène contemporain de communication interpersonnelle, s’inscrit dans le quotidien des jeunes, dans un espace-temps subjectif donnant lieu à des interactions qui sont plus que routinières, c’est-à-dire fortement parlantes de soi
Dans l’univers mobile, les jeunes font plus qu’émettre ou recevoir des communications, ils déversent des secrets et une part cachée de leur personnalité sur l’objet. Ce jeu d’intimité conduit les utilisateurs à un exercice permanent d’énonciation de soi et d’ouverture sur l’autre, dans une perspective authentiquement identitaire. Des travaux en sciences de l’information et de la communication se sont concentrés sur l’influence des médias sur les identités. Ces recherches sont nombreuses notamment auprès des populations jeunes et adolescentes. Par une analyse des enjeux identitaires et des discours des jeunes enquêtés, nous proposons une exploration de quelques « pratiques mobiles » juvéniles afin de répondre aux questions suivantes : que signifie rester physiquement attaché à son téléphone mobile et l’avoir toujours sur soi ? Comment le téléphone mobile est-il devenu pour les jeunes un miroir de l’identité personnelle et en quelque sorte une «technologie de soi» ? Comment ces derniers manifestent-ils l’expression du soi à travers cet outil ? Comment l’usage subjectif de cette «prothèse corporelle» qu’est le mobile dans un cadre interactionnel restreint, produit-il la reconnaissance des uns par rapport aux autres ? Nous avons essayé d’appréhender la technologisation de soi à travers le téléphone mobile dans le milieu des jeunes et de la contextualiser dans les évolutions incessantes de leur construction identitaire. Partant de l’hypothèse que le téléphone mobile dépasse sa fonction initiale de lien social, nous avons centré notre attention sur les façons d’être, de se conduire et de s’exprimer, dans le processus identitaire mobile. L’objectif de cette recherche était d’examiner les usages du mobile jusqu’à maintenant très peu étudiés à partir d’une enquête qualitative par entretiens. Les données recueillies ont permis de jeter un nouveau regard sur la dimension identitaire et expressive présente dans les nouvelles formes d’appropriation du mobile. Nous avons dépouillé une quinzaine d’entretiens parmi les 30 conduits auprès d’une population jeune (18-28 ans), multi-ethnique […] La rencontre avec les jeunes enquêtés s’est faite par le biais de réseaux formels d’associations culturelles et de réseaux informels liés à des contacts personnels. Pour réaliser ces entretiens, nous sommes allés trouver les jeunes dans leur lieu de vie. Une enquête par entretien implique une écoute fine, de la patience, mais aussi de la passion envers l’objet de recherche. C’est par ce type de démarche que nous avons essayé de « rentrer dans l’esprit » des jeunes rencontrés afin de recueillir le plus authentiquement possible leurs paroles. Cet article propose donc une réflexion sur les usages et les représentations narratives du téléphone mobile chez les jeunes. Conduit dans une perspective multidisciplinaire (communicationnelle, sociologique, anthropologique et esthétique), il analyse les aspects significatifs de l’usage personnalisé d’une technologie miniaturisée mais fortement éloquente et parlante de soi.
Technologisation de soi
Pour aborder l’ensemble de ces points, cet article est divisé en deux grandes parties. La première introduit certains concepts théoriques sur le téléphone mobile en tant que continuité de l’individu en rapport avec la problématique identitaire. La seconde est consacrée à la technologisation de soi à travers l’appropriation du téléphone mobile et ce, au-delà d’une compréhension techno-centrée de l’outil. L’interactionnisme symbolique définit une identité comme le résultat d’un processus d’identification et celui-ci comme un construit social et un ensemble de traits associés à un type, à un rôle ou à un groupe social. En partant du postulat que les identités sont de nature symbolique, relationnelle et non essentialiste et que leur construction s’inscrit dans une dynamique culturelle, nous proposons dans le cadre de cet article, de comprendre l’identité à partir d’un triple référent : situationnel, individuel et narratif. Il sera ainsi question de différentes identités. Par exemple, on parle d’une catégorie jeune, vieux, homme, femme, etc. Ces catégories peuvent servir de label pour caractériser l’individu dans une interaction. Elles contribuent à structurer son « identité situationnelle ». L’identité narrative, selon Ric?ur, évoque le récit structuré de vie grâce auquel l’individu définit ses caractéristiques (Ricoeur, 1990). Cette identité narrative est étroitement liée avec ce que Michel Foucault appelle les « technologies de soi » (Foucault, 2001), notamment le téléphone mobile. Elle se sert des outils pour produire un récit de vie. Ce dernier peut être compris comme un vecteur d’interaction et de communication pour les jeunes. Situer les identités jeunes dans cette configuration nous aide à comprendre leurs rapports. Le référent situationnel renvoie à l’idée d’espaces, de scénarii et de lieux qui donnent au sujet l’idée de ce qu’il est, ce qu’il a été et ce que sont les possibilités objectives de ses pratiques mobiles. Il pourrait être le lien entre l’espace et la représentation que le sujet se fait de lui-même, ainsi qu’entre les images que les autres se font de cette identité. Ces identités peuvent être des structures de crédibilité déterminantes dans l’environnement médiatique des jeunes. En d’autres termes, le lieu social détermine des itinéraires quotidiens dans lesquels s’établissent les relations avec le réseau social, la ville, les institutions, etc. Nous avons constaté que les jeunes se « situent » dans la configuration des différents espaces dont ils font partie, en incluant impérativement le téléphone mobile comme un prolongement corporel. « Moi où je suis, où je bouge, mon téléphone est avec moi », nous disait Khadija, 21 ans, lors d’un entretien. Le référent situationnel prend encore plus d’importance à partir du moment où l’outil technique s’avère être l’instrument avec lequel ils s’approprient les différents espaces. L’existence de l’individu est étroitement liée à l’identité personnelle, au langage auto-référent et à l’action réflexive. Le sujet est considéré comme porteur d’un développement cognitif et émotif spécifique ou comme un sujet social et culturel. L’agencement du sujet social individuel se développe en différents scénarii. Les connaissances que le jeune a acquises dans sa vie jouent un rôle essentiel au niveau individuel. L’identité sexuelle de l’individu en détermine une autre, pour certains génétique, pour d’autres culturelle. L’âge est aussi un référent individuel dont la nature est à débattre. En dernier lieu, on peut mentionner l’ethnicité qui peut être mise en relation avec les conditions socioéconomiques et politiques quand on l’associe avec des groupes minoritaires. Ainsi, toutes ces notions liées au réfèrent individuel doivent se comprendre comme appartenant à un univers de cultures. […] Nous ne pouvons pas dissocier l’identité, du contexte qui la façonne, d’autant que nous nous intéressons à l’utilisation du téléphone mobile dans ses diverses formes, et à travers les pratiques et les productions auxquelles il donne lieu. Ollivier, en effet, mentionne que « les principaux moyens de produire à un niveau collectif de l’identification sont les productions culturelles ». En ce sens, toutes les utilisations que le téléphone mobile offre, peuvent être comprises comme des produits culturels et ces utilisations vont représenter de nouvelles formes de récit d’une identité. Le jeune et son identité narrative vont varier selon son état d’esprit, par rapport aux circonstances qu’il traverse. Pour nous, il ne faudrait pas séparer ces traits dans la compréhension de la construction d’une identité. Ce triple référent nous donne les bases principales pour essayer de comprendre le « sujet jeune » dans son contexte particulier de valorisation de soi. Nous pouvons voir ainsi que les éléments de cette triple référence sont profondément liés entre eux. Néanmoins, ces distinctions proposées ne prétendent pas résoudre le problème de la construction identitaire. Elles nous conduisent à identifier plusieurs aspects de cette problématique permettant la compréhension du «phénomène jeune» et l’utilisation du mobile.
Le téléphone mobile prolonge-t-il l’individu ?
Plusieurs études ont souligné que pour la génération des jeunes et des adolescents il y a une nécessité certaine d’inventer des croyances, des valeurs et des signes d’orientation. David Le Breton, par exemple, justifie cette nécessité par un manque de traditions, de chemins tracés ou d’idéologies qui donneraient sens à leurs vies. Comment le téléphone mobile s’insère-t-il dans ce processus de construction identitaire ? Comment le jeune s’exprime t-il à travers cet outil ? En fait, le mobile ne représente pas seulement un objet pratique destiné à communiquer mais un objet surinvesti de sens et jouant un rôle essentiel dans la subjectivité réflexive de la personne. D’un point de vue démographique, le mobile touche le plus la catégorie des adolescents et des jeunes. Pour ces derniers, il est plus qu’indispensable, il est présent en tout lieu et à tout moment. Il représente un motif indissociable des représentations de la vie contemporaine (AFOM, 2007). Par sa présence massive et ses multiples incorporations à la personne (dans la poche, entre les mains, dans le sac, sous l’oreiller), le mobile acquiert aux yeux de son possesseur un intérêt particulier et l’accompagne dans tous les lieux et circonstances de vie. Le mobile, cette petite boite précieuse n’a pas pour seule fonction la communication pure. Il s’est intégré dans la gestualité contemporaine du téléphoniste mobile en devenant son ami intime et un remède efficace contre la solitude. Les jeunes rencontrés montrent à quel point le mobile révèle l’identité de son utilisateur et combien les discours des usagers illustrent la thèse de l’énonciation de soi à travers les différentes stratégies de personnalisation de l’objet. Dans l’univers des jeunes, le mobile occupe une place privilégiée parmi les technologies du quotidien. Au sein de ces technologies, le mobile se trouve dans un espace, un temps et des mobilités très changeants. Le corps humain s’active et se transforme tous les jours à travers une multitude d’actions (manger, marcher, se laver, se vêtir…) et le mobile n’échappe pas à cette gamme de gestes routiniers mais indispensables pour toute personne. Les jeunes, transformant leurs mobiles avec une temporalité propre, s’approprient un espace, essaient de se retrouver dans les sociétés mondialisées. Ils expérimentent une émancipation à leur manière propre et authentique à l’égard de ce média. Il est donc nécessaire de repenser le concept d’identité à l’égard du mobile et de la communication, non pas seulement comme un ensemble de données ou caractéristiques dont l’origine est dans le passé, mais surtout comme une construction dynamique qui se produit dans le croisement entre de multiples interpellations qui proviennent de divers espaces et temporalités. Dans la culture juvénile, le téléphone mobile est devenu un objet irremplaçable, comme d’ailleurs les accessoires vestimentaires. Le personnaliser n’est donc pas considéré comme un artifice, mais plutôt comme une action spontanée et impulsive. Le mobile est un prolongement de la tenue vestimentaire et sortir de son domicile sans l’emporter est comme sortir nu, ou tout au moins en ayant oublié de mettre un vêtement ou un accessoire de base : les clés, le pull, le pantalon, les chaussures, etc. Restant souvent à portée de main, il se laisse transformer par son utilisateur. Ce dernier ne cessant de « l’esthétiser » et de le personnaliser en fonction de ses goûts, en fait un réservoir de son intimité, un peu à la manière du journal personnel et des carnets de voyage qui constituent un espace privilégié pour l’exposition « technologique » de soi. Le corps est un médium puissant de communication. Vêtements, accessoires, ornements, déguisements l’ont toujours soumis aux codes d’une esthétique partagée. Déshabillé, habillé, le corps mis en forme permet à l’individu de s’inscrire dans une société, rentrer dans une communauté, appartenir à un groupe. En effet, l’esthétique vestimentaire communique beaucoup sur la personne.
Le mobile et l’angoisse de la séparation
Peu d’objets technologiques de l’ère contemporaine se sont glissés de manière aussi massive et significative dans la gestualité quotidienne. Par ses promesses, ses spécificités et son utilité technique, le mobile se laisse facilement manipuler. Il est aisé de l’adapter au corps en établissant une correspondance harmonieuse entre corps et objet […] Quitter son domicile sans mobile équivaut à un état de désorientation totale. Loin d’être exagérée, cette interprétation est confirmée par les dires des jeunes eux-mêmes. Le téléphone mobile, considéré davantage comme un objet inséparable du corps que comme un outil de la communication, les accompagne dans tous les moments de la journée. Il est devenu, en quelque sorte, le réceptacle de leurs affects. En ce sens, la relation du sujet à l’objet peut être révélatrice de sa psychologie et de ses états d’âme. L’insécurité, le sentiment de solitude, de manque et de séparation de son réseau relationnel peuvent être quelques-unes des conséquences de la perte ou de l’oubli du mobile chez les jeunes «accros». En effet, la perte de l’objet symbolise à la fois toutes ces choses. Elle participe au dysfonctionnement de tout un univers. C’est pour cela qu’on peut désormais considérer le mobile comme un objet qui ne cesse de nous lier.
Dormir avec son téléphone mobile
« Il est tout le temps avec moi », « moi je dors avec mon téléphone », « il fait partie de ma vie ». Dans les entretiens, rien n’est plus naturel que d’être constamment en compagnie de son téléphone mobile. C’est devenu effectivement une « technologie du soi ». En fait, l’avoir toujours sur soi est synonyme de contact permanent avec le réseau, dans le cas contraire, la communication serait bloquée. Le mobile est souvent transporté dans tous les endroits imaginables : le lieu de travail, les transports, les pièces de la maison, au fur et à mesure des allées et venues, jusque dans la salle de bains ou la chambre à coucher. Le fait de dormir avec, n’est pas exceptionnel, parmi les jeunes, mais une quasi-constante. Il apparaît nécessaire de le garder toujours, même sous l’oreiller pour être certain de l’entendre au cas où il sonnerait la nuit. Ne pas l’avoir toujours avec soi se révèle comme un indice de non-appropriation. L’habitude de dormir avec son mobile est intéressant pour l’analyse. Il démontre que cet appareil est devenu pour certains jeunes plus qu’un objet indispensable. Son intégration dans la routine corporelle étant un fait évident, l’objet est inséparable du sujet et l’éteindre un moment ne sera quasiment jamais pensé. Le mobile apparaît comme un prolongement corporel, dont l’usage relève de l’intime. Prolongement corporel ou seconde peau, le mobile l’est sans doute dans la mesure où « la frontière marquée entre intérieur et extérieur est un rôle joué habituellement par la peau » (Craipeau, 2007, 221), Cette image démontre combien l’objet peut représenter un véhicule de l’identité. La matérialité de l’objet est éloquente au-delà de sa représentation sociale. Autrement dit, à travers l’action d’éteindre son mobile, c’est toute une dimension méta-communicationnelle de l’objet qui se laisse découvrir. L’objet fonctionne ainsi comme un producteur de notre existence, par conséquent il n’est pas inintéressant de remarquer jusqu’à quelle limite cette « technologie de soi » tisse des rapports fins et intimes avec le corps humain. Corinne Martin souligne dans Le téléphone portable et nous quelques routines d’attachement au téléphone mobile. Les jeunes ont la spécificité d’évoquer l’incorporation à l’objet avec le langage le plus simple et familier. Parce qu’à plusieurs moments des entretiens, il leur a été demandé de décrire leurs sentiments face à l’oubli ou la perte de leur téléphone, ils n’ont pas hésité à se montrer prolixes en révélant leurs rituels associés au téléphone mobile. « En sortant la première chose à laquelle je pense est celle de ne pas avoir oublié mon portable tandis qu’on peut sortir sans radio, sans walkman, mais le portable doit être là. » Cette incorporation de l’objet, cette proximité et cette familiarité avec le corps n’ont rien de rationnel et ne suscitent par conséquent aucune réflexivité. Il est à noter que la petite taille du mobile facilite son déplacement devient un élément essentiel pour son incorporation. C’est ce que soulignent les paroles du vice-président de Nokia-France : « le succès du téléphone dépend de sa petitesse et de sa légèreté, pour le mettre dans la poche » (Martin, 2007, p112). Cependant, cette caractéristique matérielle du mobile n’est pas la seule à nous intéresser. C’est également sa polyvalence dans la mesure où il est utilisé de plus en plus comme téléphone, horloge, baladeur, carnet personnel, boîte à jeux ou même outil pour navigation qui explique les mécanismes profonds d’attachement à l’objet. Cette polyvalence transforme l’objet en un monde à soi.
Une signification renversée de l’acquisition du mobile
Au-delà de la signification renversée de la possession de l’objet, nous pouvons distinguer deux catégories symboliques : la première pour laquelle exposer le mobile n’est plus un signe de richesse dans une société où toute personne est susceptible d’en avoir au minimum un. La deuxième pour laquelle, le mobile, surtout tactile, devient un objet à forte connotation sémiotique : par exemple, la dernière vague des tactiles a plusieurs caractéristiques techniques (3G, logiciels d’exploitation, mémoire très large, jeux interactifs, visioconférence, etc.). On se retrouve là face à des mobiles avec des propriétés techniques et valeurs polysémiques toujours augmentées. Cette distinction relative à une technologie de soi très populaire à l’heure actuelle, fait partie de tout un répertoire de comportements. Chez les jeunes, avec le tactile, nous pouvons constater une mise en scène constante du téléphone high-tech, justement pour révéler une chose importante : « Toi t’as un tactile, et ben moi aussi ! » Il s’agit d’avoir accès aux mêmes services, d’être aligné sur les pairs, bref de posséder équitablement un objet high-tech, pour concrétiser le besoin d’être ensemble. Dans un sens plus large, cette idée d’être ensemble se manifeste dans l’usage et l’appropriation de toutes les technologies de communication. Ces dernières sont là pour réduire l’espace-temps des utilisateurs en multipliant les opportunités de contacts (Licoppe, 2000). De même, les jeunes ont tendance à exhiber continuellement leur téléphone afin de se forger une certaine image sociale (supériorité et pouvoir technologiques). Ce double spectacle du visible/invisible, être/paraître joué par les deux catégories, met en évidence l’une des facettes étranges de l’objet mobile. Ce dernier est devenu non seulement un signe du jeu opéré sur la distinction sociale, mais aussi et surtout un écran derrière lequel l’on se retire périodiquement (Hall, 1971) pour énoncer ce qu’on souhaite être aux yeux des autres. Dans la vie sociale, les actes relationnels exigent une certaine mise en forme. Les activités les plus courantes ne laissent pas au corps un rôle purement instrumental : regards, mimiques, attitudes corporelles sont autant de signes que les interlocuteurs engagés dans une relation utilisent et reçoivent en tant que tels. Erving Goffman, pour décrire la représentation de soi, adopte des modèles empruntés du théâtre. L’individu, en présence d’autrui, ordonne les expressions qu’il produit et contrôle les impressions que les autres reçoivent par des techniques que cet auteur assimile aux techniques de mise en scène (Caune, 1997). L’exemple des utilisateurs exhibitionnistes du mobile relève parfaitement de ce type de techniques mises en place pour la théâtralisation de soi. En cherchant dans les récits, nous avons trouvé un exemple qui nous montre comment le marketing mobile réussit à aiguiser davantage les désirs technologiques des jeunes. Délia et Ibtissame avaient comme projet de changer leur mobile « pourri » contre un téléphone tactile […] Au milieu des années 1990, avec l’essor de la téléphonie mobile, l’acquisition d’un mobile avait une dimension symbolique forte dans la mesure où elle conduisait à la valorisation de l’image publique. L’utilisation du mobile en public attirait l’attention de l’entourage, faisait sortir un peu de l’anonymat, et conduisait chacun à assumer ou refuser involontairement cette distinction créée. Maintenant, avec la possession généralisée du mobile, ce n’est presque plus le cas. Ce qui nous paraît important ici, ce n’est pas l’acquisition de l’objet par ces jeunes. Mais plutôt le constat que, pour retrouver des significations partagées liées à la possession de l’objet, qu’il soit performant ou non, il est nécessaire de s’écarter de l’objet lui-même pour s’intéresser aux comportements qu’il génère. Comme tous les techno-objets (walkmans, baladeurs, micro-ordinateurs) qui, au début de leur diffusion, étaient précieux puis ont perdu de leur valeur une fois popularisés, le téléphone mobile a une force et une fonction de modèle. Au début de son lancement, les anecdotes sur les façons de l’exposer, les tentatives de le voler, les craintes de le faire tomber en panne, étaient très courantes et dessinaient les traits d’une comédie technologique dont les personnages étaient assimilés à de faux « branchés ». Même si ces 5 dernières années, l’exposition du mobile est statistiquement moins fréquente, la mise en scène à laquelle il donne lieu dans la vie quotidienne est toujours là. Montré ou caché, le mobile continuera toujours de se dénuder sous l’?il public.
Construction de soi et stratégies mobiles de personnalisation
Nous avons tous hérité des manières correctes qui permettent de vivre ensemble et structurent nos modes de socialisation, comme par exemple le fait de rester discret, de ne pas espionner les autres, de veiller à ne pas perdre ses affaires… Avec le mobile, la logique de ces « bonnes manières » est totalement renversée. Dans un contexte « intra-tribal », dès que des copains se mettent à comparer leurs mobiles au niveau des sonneries, des marques, des couleurs, de toutes performances esthétiques ou pratiques, on s’aperçoit que chacun peut reconnaître facilement le téléphone de l’autre à partir d’un simple petit détail. Ce n’est pas seulement le son, la forme ou même la marque qui peut être identique, ce sont aussi des détails pointus qui aident les acteurs à établir les correspondances entre l’objet et le soi : rayures sur le dos, brillance, tags, etc. Bien sûr ces correspondances n’apparaissent pas ex nihilo, elles ne sont pas inhérentes au mobile mais appartiennent au référent situationnel de l’acteur. En effet, s’il n’y avait pas de tels liens d’amitié ou de telles affinités entre ces jeunes, le mobile ne jouerait pas son rôle d’identification. Le mobile n’est pas comme un malin génie qui nous divulguerait des secrets sur l’identité inconnue des gens. Il pourrait sonner toute la journée dans un milieu sans que personne ne s’en aperçoive ! Le téléphone mobile est un objet inscrit dans le prolongement de connexions sociales organisées. Son identification aux « personnages » est liée à un réseau fin mais complexe de relations. Mais ce n’est pas le nombre de personnalisations qu’on a effectuées sur le mobile qui va aider à le retrouver, une fois caché ou perdu, dans un environnement proche. C’est le référent situationnel en jeu qui va permettre d’identifier le propriétaire du mobile. La présence des mobiles dans l’espace partagé est soumise à un code de conventions et à un capital de reconnaissance mutuelle. Cette question du cadre plutôt que de l’objet lui-même nous montre que le mobile n’est pas un objet comme les autres. Plus qu’un autre « il est au centre, au carrefour des identités et des relations partagées, plus qu’un autre il est au plus près du vécu et des habitudes de chacun ». (Gonord et Menrath, 2005, p114)
Un outil personnel, une technologie de soi
En fait, si le téléphone mobile est conçu comme un puissant indicateur de l’identité individuelle, il révèle beaucoup de choses sur soi et sur l’autre. L’existence de l’individu est étroitement liée à la construction d’un soi, l’expression d’une identité, ainsi qu’à la sensibilité expressive. Les actions qu’il entreprend à un niveau personnel sur son mobile, engendrent de nouvelles passions et satisfactions, de nouveaux pouvoirs. Toutes celles que les jeunes réalisent avec leur téléphone s’articulent complètement avec leur « soi », leur identité. Il n’existe aucune action humaine qui ne dépende pas d’un cadre général de répétition. L’homme organise sa vie active et intellectuelle selon des « technologies » historiques, dérivées de discours interprétatifs de la réalité qui ne sont construits ni pour lui ni pour un autre. Foucault (Foucault, 2001) mentionne que les technologies du soi sont un ars vivendi : elles concrétisent les opérations qu’un individu doit exécuter sur son corps et son âme pour aboutir à un état complet d’humanité. Nous allons transposer cette analyse auprès des jeunes pour comprendre comment ils fabriquent et s’approprient le mobile comme une technologie de soi dans son environnement quotidien. Les jeunes adoptent divers modes d’utilisation de cet outil. Le mobile n’est plus un téléphone lié à un espace précis (bureau, maison, transports). Il est devenu un instrument de communication indépendant de tout espace. C’est un téléphone qui se réfère exclusivement à l’individu. La communication est devenue un atout dans toutes les actions que le sujet peut mener avec l’outil. Elle se démocratise et s’individualise pour toutes les personnes qui acquièrent un mobile. Le téléphone mobile, pour les jeunes, est devenu un outil personnel par excellence. Il appartient à un « soi », et ce « soi » est à la fois le « sujet en tant qu’objectivation produite par des dispositifs normatifs et travaillés par le réseau complexe des rapports de pouvoir, et une subjectivité qui se réapproprie d’elle-même [?] et qui simultanément se réinvente, se produit. » (Revel, 2005, p209). Autrement dit, les jeunes prêtent au mobile différentes fonctions et valeurs par rapport aux situations […]
Par Mahdi Amri *
* Docteur qualifié en sciences de l’information
et de la communication, IUT Nancy-Charlemagne, Université Nancy 2.