En effet, pour que la nouvelle économie puisse se mettre en place, il est indispensable que l’ensemble de ses segments progresse en même temps. De telle sorte que ses usagers puissent se voir offrir des services interopérables, indépendamment de leur activité professionnelle, de leur implantation géographique ou de leur situation résidente ou nomade.
Il serait naturellement illusoire d’escompter qu’un changement qualitatif brusque permette à ces nouvelles technologies de s’imposer. Mais, plus simplement, il importe de relever que leur déploiement -qui n’en est qu’à son début- doit être continu.
Cependant, le cheminement progressif qu’implique cette diffusion est complexe. Et il est actuellement freiné par deux types de facteurs : la crise des secteurs de l’informatique et des télécommunications et les difficultés de confrontation de l’offre de services avec l’appropriation de leurs usages.
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I. Le ralentissement imputable à la crise du secteur}}
Examiner actuellement la situation du secteur des télécommunications, rayonnant il y a deux ans dans un monde en pleine expansion, et, aujourd’hui première victime dans un monde en crise économique, s’apparente un peu à laisser glisser le regard de gauche à droite sur les tympans des cathédrales : des promesses du paradis aux horreurs de l’enfer.
Une approche fondée sur les cycles économiques conduit à relativiser cette métaphore car le retour à la croissance bénéficiera mécaniquement à l’un des secteurs les plus dynamiques. Mais, à l’examen, il apparaît aussi que la crise de la chaîne télécommunications-informatique résulte de facteurs propres, pouvant donner lieu à des enchaînements inquiétants à terme.
{{A. Les facteurs propres à la crise de la chaîne télécommunications-informatique}}
Le propos n’est pas de déterminer les rapports d’antériorité entre la crise des secteurs des télécommunications et de l’informatique et le ralentissement de l’économie mondiale. Mais d’analyser ce qui, dans cette crise, revient en apanage à ces deux secteurs : la conjonction d’un phénomène classique de ralentissement de la demande et d’une rétroaction disproportionnée de l’économie financière sur l’économie réelle.
{{1. Un phénomène classique de ralentissement de la demande}}
– La saturation du marché
Il est parfaitement normal que deux secteurs, qui ont enregistré une croissance continuelle depuis plus d’un quart de siècle, connaissent une stabilisation de la demande. Sur ce plan, les télécommunications et l’informatique entrent, pour une part de leur activité, dans une phase de maturité, comme toute autre branche. Le ralentissement de la demande doit également s’analyser au regard des prévisions optimistes des uns et des autres, qui ont abouti à des situations de surcapacité dont la sanction se traduit cruellement par des plans de suppression d’emplois sur l’ensemble des deux filières de l’informatique et des télécommunications.
– Un double palier d’usages
Mais, à bien y regarder, l’aplatissement des courbes de vente d’ordinateurs, de logiciels, de serveurs ou de téléphones portables relève de causes plus complexes qu’une simple crise d’ajustement de l’offre à la demande. Car si ce mouvement est la résultante d’une manifestation, somme toute parfaitement classique, d’un état d’affaiblissement de la demande et de surcapacité de l’offre, il procède, aussi, d’un double palier d’usages.
Les usages des services et des équipements de base d’informatique et de télécommunications sont, peu à peu, entrés dans les m?urs, comme en leur temps le téléphone ou la télévision. Leurs utilisateurs, professionnels ou privés, se limitent à un taux normal de renouvellement d’équipements, le plus souvent pour accéder à des fonctionnalités (accès à la Toile, courrier électronique, réseaux d’entreprise, téléphonie mobile, etc.) qui sont proposées sur le marché depuis déjà quelque temps. Bien que la demande correspondante asseye des taux de progression dont se contenteraient la plupart des autres secteurs d’activité, elle ne suffit plus à insuffler au secteur le dynamisme qui était le sien.
A l’opposé, les nouveaux services et beaucoup de nouveaux équipements liés à l’introduction de l’Internet haut débit, fixe ou mobile, ne sont pas encore totalement disponibles. Le lissage de ce porte-à-faux, qui consistait à diffuser le plus largement possible les résultats d’une première révolution technologique, tout en préparant, à des coûts très lourds en recherche et en déploiement, l’introduction de la seconde, était tendu. Mais l’on pouvait estimer que les bénéfices de la première révolution technologique nourriraient les investissements de l’autre.
{{2. Les effets disproportionnés de l’économie financière sur l’économie réelle}}
Dans un premier temps, la chute boursière, brutale mais annoncée, du secteur le plus spéculatif de la nouvelle économie américaine, les start-up spécialisées dans les développements Internet sans apport d’innovation technique ou scientifique, est apparue à beaucoup comme un réajustement salutaire.
Au fond, elle n’affectait pas les bases de la future société de l’information : on continuait à implanter de la fibre à haut débit, et le principal fabricant mondial de serveurs informatiques n’est pas arrivé à faire face à la demande. L’économie réelle des télécommunications et de l’informatique semblait assez solide pour faire face à cette péripétie boursière. Mais ces deux événements ont une double conséquence : la crise américaine, par un effet de cascade, s’est étendue à l’ensemble de la filière ; la crise européenne a eu un effet buvard en asséchant fortement les possibilités d’investissement des industriels, des opérateurs et des fournisseurs de services. –
Elle a profondément altéré le dynamisme du secteur.
En grippant l’une des courroies de transmission du dynamisme de la nouvelle économie américaine, la crise boursière a eu deux séries de conséquences : d’une part, elle a abouti à une diminution générale de la demande qui a particulièrement atteint des secteurs dont les plans d’affaires reposaient sur une vision, peut-être trop optimiste, de l’évolution du marché, et, d’autre part, elle a mis en évidence l’une des faiblesses de la chaîne d’activité télécommunications-informatique, dont la crédibilité du modèle repose sur celle de la totalité de ses éléments. En un effet de cascade facilité par la convergence entre les deux secteurs, les difficultés, à l’origine très cantonnées, de l’informatique se sont diffusées en amont vers les télécommunications. Enfin, on peut ajouter que les événements du 11 septembre, par leur effet global de ralentissement de certains secteurs, comme le tourisme, ont amplifié ces conséquences.
{{B. Un enchaînement inquiétant à terme}}
Sur la base d’une vision classique des cycles économiques, on peut assez valablement conjecturer que les secteurs des télécommunications et de l’informatique surmonteront ces crises. Somme toute qu’un retour à la normale prendra place après les événements boursiers et les anticipations exagérément optimistes de l’offre. Le problème est de savoir quand.
Or, d’une part, sans même prendre excessivement en considération le prédicat keynésien selon lequel «à long terme, nous serons tous morts», il est important pour l’ensemble de l’économie mondiale que ces secteurs, qui ont un rôle moteur dans la croissance, retrouvent le plus tôt possible un niveau d’équilibre satisfaisant.
Et à cet égard, le prolongement de la crise peut avoir un effet pervers : celui d’accroître -dans un secteur où l’effort de recherche est essentiel- le sous-financement d’ensemble des grands pays européens, déjà accentué dans le domaine des nouvelles technologies.
L’effort de recherche américain est principalement concentré sur deux secteurs -dont celui de la filière télécommunications-informatique dans lequel la recherche duale (c’est-à-dire opérée par le département de la défense américain, et par la NASA pour l’espace, sur des programmes militaires) est déjà dix fois supérieur dans ce domaine aux efforts de recherche de l’université algérienne, le département de la défense algérienne, les instituts de recherches algériens, etc.
On sait la part que le département de la Défense américain (DoD) -dont le budget annuel de recherche est de l’ordre de 24 milliards de dollars- a prise dans l’avènement des nouvelles technologies de l’information et de la télécommunication. Mais on observe un phénomène nouveau depuis quelques années.
Auparavant, la recherche duale consistait à activer les capacités de recherches civiles à partir de besoins militaires prédéfinis. Actuellement, cette perspective se renverse. Les acquis de la recherche civile entrent maintenant dans la définition du champ des besoins militaires et bénéficient, à leur tour, beaucoup plus directement qu’avant, des contrats de recherche militaire.
Les mécanismes des ATD (Advanced Technology Demonstration) et des ACTD (Advanced Concept Technology Demonstration) sont très représentatifs de ce processus qui permet de valoriser les technologies émergentes en recherchant et en expérimentant leur potentiel d’application militaire. L’objectif de ces ATD et ACTD est de ramener à 18 mois maximum le délai entre l’apparition d’une nouvelle technologie et son emploi par les armées, et donc indirectement par le secteur civil.
Le lien entre les études en amont de défense et les universités renforce également ce processus favorable à la veille technologique. Il permet, par un soutien financier et par des échanges avec les laboratoires des universités, de favoriser l’innovation technologique et ses débouchés.
Ajoutons que ni l’importance des masses financières en cause ni les synergies qu’elles provoquent ne permettent de mesurer totalement l’avantage que les entreprises américaines du secteur de l’informatique et des télécommunications retirent de cette aide.
En le comparant avec d’autres pays tels que les Etats-Unis, le Canada ou bien l’Union européenne, notre pays, déjà distancé dans les domaines des microprocesseurs et des logiciels, à défaut d’un redressement sur ce point, perdra l’avance qu’avait réussi à acquérir dans le domaine des télécommunications.
{{II. La confrontation entre l’offre de services et ce que l’usager sait ou peut utiliser}}
Comment s’approprier un service pour l’utiliser ? Question centrale, car l’appropriation est indispensable à la création d’une demande. L’offre produite par l’évolution technologique des secteurs des télécommunications et de l’informatique doit, c’est une tautologie, rencontrer un besoin.
Mais, à l’heure actuelle, il n’y a pas de demande suffisante en face des investissements très lourds en recherche-développement, des déploiements d’infrastructures et des coûts de création de services.
{{A. Un problème complexe}}
La confrontation sur un marché d’une offre et d’une demande suppose, de part et d’autre, une lisibilité qui est loin d’être acquise dans le cas qui nous préoccupe.
{{1. L’offre}}
L’offre technique n’est pas mûre. On commence seulement, avec peine, à déployer le GPRS qui constitue un intermédiaire entre la téléphonie de deuxième génération et celle de troisième génération. La troisième génération, tant en ce qui concerne les terminaux que les infrastructures, ne sera pas disponible qu’après, bien sûr, la vente de la licence prévue pour 2007.
L’offre de services n’est pas non plus culturellement au point. Il ne s’agit pas d’opérer une comparaison avec le contre-modèle du plan câble d’il y a vingt ans (des tuyaux mais pas de programmes). Le problème est plus complexe. Car la mise en ligne de l’offre, comme l’a montré la multiplication des créations de sites sur l’Internet, peut être foisonnante et décentralisée. Mais surtout parce qu’il s’agit de concevoir des usages en fonction d’une modification de comportements sociaux qui ne pourra être que progressive et souvent imprévisible.
{{2. La demande}}
La demande potentielle, en particulier au regard de la demande existante, n’offre pas plus de lisibilité que l’offre. Elle est segmentée : entre des usages professionnels ou privés, résidentiels ou nomades, l’éventail des appropriations possibles est assez large. Même si l’on peut estimer à bon escient qu’un usage acquis dans l’une ou l’autre de ces situations essaime assez rapidement. Comme, par exemple, cela a été le cas lorsque l’introduction des ordinateurs dans les entreprises a activé les achats d’ordinateurs à usages personnels. Elle est diversifiée géographiquement : en principe, l’unité de marché de base n’est plus le pays, mais le continent. Or, les usages des services de télécommunications-informatique sont loin d’être uniformes. Par exemple, les Anglais utilisent beaucoup plus l’Internet pour faire des achats, les Allemands pour surveiller l’état de leur compte en banque et les Algériens pour discuter.
Par ailleurs, la demande se situe à des niveaux de capacité technique faible et n’est pas assise. Chacun sait, sur le premier de ces points, qu’un utilisateur moyen n’emploie qu’entre 10 et 20% des possibilités offertes par son ordinateur. Et qu’il peut, au demeurant, être très rapidement rebuté par l’absence de simplicité des offres de services potentiels (par exemple scanner une photo, la mettre dans un fichier, puis l’insérer dans un courrier électronique n’est pas une opération simple -et, en cas de réussite, n’apporte pas la garantie que la personne à qui le message est adressé pourra ouvrir le fichier attaché). Une amélioration des interfaces homme-machine est essentielle sur ce point.
Compte tenu de ce qui précède, on ne s’étonnera pas que la demande d’un Internet haut débit – fixe ou mobile- ne fasse pas l’objet d’une appropriation d’usages confirmée puisque l’appropriation d’usages sur l’Internet bas débit est très fragile. Elle fait l’objet d’appropriations «surprises» : en général, les consommateurs ne se conforment pas aux désirs des ingénieurs. Ils ont tendance, face à une offre de services, à se comporter de façon autonome. Le succès des courriers électroniques, la force de la demande en téléphonie mobile, le développement sur cet outil d’appropriations, auxquels on n’avait pas accordé suffisamment d’attention (SMS, offre de chargement de sonnerie à la commande) le démontrent.
Ces succès autorisent aussi à insister sur un fait : la simplicité et le faible coût de la mise en ?uvre des services sont essentiels à l’appropriation de leur usage. Et elle pose d’incontestables problèmes de solvabilité : on mentionnera à nouveau le problème du modèle tarifaire déjà évoqué à propos de l’Internet à haut débit fixe. Des considérations du même ordre peuvent être développées sur la téléphonie mobile de troisième génération. Et l’on ne considère ici que les charges de fonctionnement indépendamment des coûts d’équipement.
Il est ici intéressant d’évoquer les problèmes de fracture numérique tant entre pays, avec les conséquences inéluctables sur les aggravations de tensions géopolitiques qui seraient liées à une intensification de ces fractures, qu’à l’intérieur d’un pays avec les problèmes d’aménagement de territoire et d’égalisation des chances.
Ces problèmes ne sont pas insolubles, mais nécessitent des réflexions préliminaires sur les vraies demandes, la diffusion d’informations et de services ciblés en fonction de besoins très réels (gestion prévisionnelle de la santé, informations en temps technique : les cours des fruits et légumes pour les agriculteurs, du poisson pour les pêcheurs, etc.).
On doit également s’interroger sur la solvabilité en temps du consommateur. Va-t-il passer ses journées et ses nuits à mélanger de la voix, de l’image et du son sur son ordinateur, comme le présupposent des plans d’affaires trop optimistes ? C’est peu probable.
Le succès de la téléphonie mobile en Algérie procède de ce qu’elle a su insérer un usage déjà assis (la téléphonie fixe) dans le temps disponible des consommateurs. Le nombre de personnes que l’on voit téléphoner dans la rue, dans leur automobile ou dans les transports en commun en témoigne.
L’ensemble de ces considérations ne doit pas conduire à trop de pessimisme sur la réalité des débouchés économiques et sociaux des avancées technologiques futures de la filière télécommunications-informatique.
Mais il semble utile de recadrer la problématique de la progression de cette appropriation d’usages. Il s’agit principalement, parallèlement au déploiement des technologies nouvelles, d’analyser et d’encourager des cheminements d’appropriation par des études répondant à des questions qui se posent dans la vie quotidienne des entreprises et des consommateurs ; à partir de cet examen, trouver les réponses que peuvent apporter des services de télécommunications et analyser les difficultés d’apporter des services donnant ces réponses de façon commode, simple et pratique. Enfin, de résoudre ces difficultés en proposant effectivement des services correspondants à un coût supportable.
{{B. La recherche de cheminements
d’appropriation}}
Accepter l’idée que dans dix ans nous pourrons transmettre et recevoir toute information à tout moment et sur tout support ne résout rien. Ce qu’il faut, c’est qu’une série de besoins puissent aisément être satisfaits. C’est cela qui permettra à l’usager d’utiliser les services. Il convient donc d’essayer de discerner les secteurs et les structures d’offres de services qui peuvent concourir à la satisfaction de ces besoins. A cet égard, deux approches, non exclusives l’une de l’autre, sont envisageables : la réplication des modèles de réussite précédents, et l’encouragement aux utilisations économiques futures.
– La réplication des modèles de réussite précédents
Cette voie consiste à rechercher dans le passé immédiat ce qui a fait la force des appropriations qui sont acquises. On peut ainsi citer le relais que constituent les entreprises qui ne sont pas soumises aux mêmes contraintes financières que les particuliers, mais qui permet de familiariser leurs salariés avec les outils ou avec des usages (comme, par exemple, le courrier électronique) ; les classes d’âge : les plus jeunes, qui possèdent une plus grande perméabilité à l’apprentissage des techniques et qui sont sensibles à la fois aux modes et à l’aspect ludique de l’utilisation des services de télécommunications (jeux, musique, messagerie, etc.), le modèle historique du minitel en Europe : parallèlement à sa simplicité, l’organisation en kiosque (plate-forme tenue par l’opérateur qui reverse aux fournisseurs des services une part des communications) est l’un des facteurs du succès du minitel, dont la migration des services est proposée sur plusieurs fournisseurs d’accès.
Cette architecture pourrait être particulièrement précieuse dans deux domaines : la mise au point de plates-formes de services pour la téléphonie mobile et le commerce électronique dans la mesure où l’opérateur qui encaisse le prix des achats sur la facture téléphonique offre une lisibilité, et donc une sûreté plus grande qu’un écran qui vous demande un numéro de carte de crédit.
– L’encouragement aux utilisations économiques et sociales futures
Si la réplication des modèles de réussite précédents peut permettre de «payer» financièrement tel ou tel déploiement des nouvelles technologies de l’information, ils ne portent que sur une partie des futurs usages économiques et sociaux des progrès technologiques de la filière télécommunications-informatique. Il faut aller plus loin. Principalement dans deux directions.
L’expérimentation sur grande échelle d’usages sociaux majeurs que sans doute l’effet de mode actuel conduirait à appeler e-travail, e-enseignement, e-médecine, avant de revenir aux termes télétravail, téléservices, téléenseignement et prévention médicale. Mais également l’encouragement à l’ensemencement en télécommunications d’un secteur industriel d’interface qui va probablement être essentiel pour l’acquisition des usages de technologies nouvelles : l’automobile. A suivre…