«Si cela continue ainsi, nous allons fermer boutique.» Des propos lourds de sens tenus par M. Azzedine Khadir, directeur général d’AlgeriKa, grossiste distributeur de terminaux mobiles, de SIM et de recharges pour le compte de l’opérateur historique Mobilis. Mais que se passe-t-il donc pour qu’un patron de l’une des plus importantes entreprises de distribution aille jusque-là.
«Le ver est dans le fruit», nous dit-il, et d’ajouter : «Il est impossible de travailler dans ces conditions. La taille du marché noir est devenue extrêmement importante et d’après nos chiffres, le volume dépasse les 50% du marché».
Dans les pays émergents, la téléphonie, et surtout celle mobile, est certainement la locomotive des TIC. C’est la plus visible et c’est le secteur qui touche ou qui va toucher l’ensemble des citoyens. En effet, le segment de la téléphonie en Algérie représente «plus de 100 000 emplois», selon les dires de M. Haïchour, ministre de la Poste et des Technologies de l’information et de la communication.
Qu’en est-il au juste ? M. Mohamed-Reda, qui possède une boutique de vente de terminaux et d’accessoires dans le centre-ville, nous explique : «Vous savez, j’ai ouvert ce magasin parce que je pensais que j’allais travailler dans ce domaine au moins une dizaine d’années. Aujourd’hui, le marché est pourri. Le prix des terminaux joue au Yo-Yo et il n’y a aucune stabilité.» Pendant plus d’une demi-heure, il nous a parlé du marché, de la vente, du «cabas», laissant ses clients attendre. Il en avait gros sur le c?ur.
Changement de quartier. Bab El Oued. Une petite approche dans une boutique, avenue Boubela. Le préposé, méfiant, pense que nous sommes venus le contrôler et nous affirme : «Le patron n’est pas là. Je ne fais que le remplacer pour laisser le magasin ouvert.» Après plusieurs minutes d’explication, il devient «normal» et veut bien parler avec nous. «Presque tous nos mobiles sont achetés à El Harrach et nous avons notre propre garantie», nous avoue-t-il en ouvrant un store montrant une petite table avec un ordinateur connecté à Internet où «un jeune», tournevis à la main, démontait un terminal, certainement pour le réparer.
Notre interlocuteur, qui a préféré se faire appeler «Mohamed» au lieu de décliner sa véritable identité, poursuit : «Vous savez, dans le quartier, nous ne pouvons pas vendre beaucoup de terminaux haut de gamme. Nous vendons surtout le bas de gamme. Alors, il faut bien acheter, et nous sommes en contact permanent avec ??El Harrach »». Nous lui avons demandé s’il achetait des terminaux auprès de distributeurs légaux. Il rétorque : «Auparavant, nous achetions les terminaux auprès de distributeurs qui nous les ramenaient sur place dans nos magasins. Mais aujourd’hui, nous nous devons de réagir rapidement et surtout ne jamais stocker du matériel car le prix fluctue pratiquement à la demi-journée, comme à la Bourse.» Sourire aux lèvres, il ajoute : «Exactement comme la Bourse, même si nous n’en avons a pas une.» «Quand j’ai besoin de ??puces », alors là, j’achète les terminaux chez les distributeurs qui font la tournée.»
Cette fois-ci, El Biar. Embouteillage et odeurs d’essence nous attendent. Nous rentrons dans la première boutique, très bien éclairée et la vitrine bien achalandée mais le responsable nous évince en un tour de main. «Je n’ai aucune déclaration à faire et surtout laissez-nous travailler», nous assène-t-il. On insiste sur le pas du magasin en lui disant que nous ne sommes pas des contrôleurs mais nous voudrions seulement lui demander de nous parler du marché. Un niet et il rentre se mettre au frais en prenant le soin de fermer la porte de son magasin.
On avance encore un peu, sous une chaleur étouffante, et nous apercevons un petit magasin. Nous nous présentons et c’est la même réponse que l’on reçoit. On abandonne El Biar. On passe à Ben Aknoun. Un centre commercial et c’est Karim qui nous reçoit en disant : «Nous achetons des terminaux aussi bien auprès de distributeurs que d’El Harrach et cela dépend du prix.» Et d’ajouter : «Oui, avant on faisait de bonnes affaires. On gagnait jusqu’à 5 000 dinars sur un mobile mais aujourd’hui, on ne fait presque rien. On fait ??tourner » la boutique en attendant mieux.»
A la question de savoir pourquoi il vend des terminaux du marché noir estampillés avec de grands réseaux de télécoms européens tels que T-Mobile ou Vodafone, il nous répond simplement : «Mais c’est le client qui nous les demande, il veut ??el marca ». Il pense que cela le valorise»
Après deux jours avec les boutiquiers, nous décidons de partir vers El Harrach. Tout d’abord, l’endroit ne se trouve pas à El Harrach mais plus haut, au lieu-dit «Cinq-Maisons», non loin de l’INA -Institut national d’agronomie- et de la prison d’El Harrach.
Et c’est très simple. Des dizaines de magasins pratiquement au coude à coude. C’est cela le marché d’El Harrach du mobile. Une véritable mercuriale qui décide du prix de tous les terminaux qui seront vendus dans la région centre de l’Algérie. On nous parle d’un autre centre à El Eulma pour l’est et M’dina Djdida pour l’ouest.
Bien sûr, personne ne veut nous recevoir mais quelques-uns ont bien voulu «prendre un café» avec nous mais sans jamais les citer ni permettre leur identification. Ali, nous l’appellerons ainsi, nous parle immédiatement de «Zouia». Il déclare : «Les opérateurs marocains, dans leur business-plan, ajoutent au moins entre 20 à 25% de leurs achats de terminaux pour les revendre en Algérie.» Il poursuit : «Ce sont des filières bien organisées qui partent du Maroc en passant par Maghnia et Blida et aboutissent à Alger. Et ce sont des milliers de terminaux, non des centaines comme je l’ai entendu.»
Hacène, quant à lui, nous dit : «J’en suis arrivé à ce métier par hasard et maintenant, ??El Hamdoulilah », je m’en sors bien.» Lui, et il le revendique, est spécialisé dans les terminaux qui arrivent d’Angleterre. Il nous avoue qu’«il y a des acheteurs en Angleterre qui sont tout le temps sur le qui-vive et qui achètent de grosses quantités. Il existe des convoyeurs qui les ramènent par l’aéroport en ayant bien sûr «acheté une ??trig » [préparer un sortie]. Faites un saut à l’aéroport et vous serez édifié. Ce ne sont pas des dizaines mais des centaines qui en sortent quotidiennement.»
Nous sommes retournés vers Azzedine Khadir, responsable d’AlgeriKa, qui nous parle de «la différence de prix entre nous et l’informel qui se situe au niveau des droits et taxes [TVA 17%, droits de douanes 5%, ce qui fait 22%] et c’est cette différence qui fait qu’il y a de l’informel. Sans cela, nous aurons été au même niveau. Et dans ce cas là, nous aurons de quoi faire face».
Pour sa part, M. Hani Mahrez, directeur général de Ring, estime qu’il «est très difficile aujourd’hui de travailler dans le domaine du terminal mobile. Les marges rapetissent du jour au lendemain» en ajoutant qu’«en ce qui nous concerne, nous avons des contrats directement avec des équipementiers». La contrebande ou le marché noir s’explique principalement par le niveau élevé des taxes, par les effets imprévus des contrôles commerciaux et réglementaires ainsi que par une mise en application inadéquate de la loi. Les lois de l’économie font que les gouvernements imposent des taxes et des réglementations. Cependant, il y va également de leur intérêt de s’assurer que leurs politiques ne favorisent pas la contrebande.
Après une tournée dans le marché, on a l’impression que tous se sont ligués contre un secteur qui apporte non seulement de l’argent à l’Etat mais aussi et surtout des emplois. Si cet état de fait continue, le marché national sera entièrement contrôlé par l’informel et notre pays ne profitera plus des avantages des grands constructeurs car, pour eux, ils n’ont rien vendu en Algérie : pas de service après-vente ni de garantie et encore moins de communication, sans oublier la contrefaçon et tout les problèmes qui vont avec
M. Ferhat Khadir, directeur général de KpointCom, l’un des leaders sur le marché de la distribution, nous avait dit lorsque nous l’avons rencontré : «Nous sommes en guerre.» Au vu de ce que nous avons constaté sur le marché, les grandes batailles ont commencé mais le vainqueur n’est pas encore connu. Ce qui est sûr, c’est que tout le monde risque d’y laisser des plumes.